Visuel(s), revue d'arts n°9,

Esthétique, entre espace urbain et cosmétique
Au regard de l’expansion des modèles industriels et techno-scientifiques qui s’imposent dans tous les champs de l’existence, soutenue par l’explosion des systèmes de télé-communication, nous n’en avons pas fini d’être écartelé entre l’universalisation de valeurs imposées par l’économie de marché et la promotion de processus de subjectivation qui font de chaque être un monde en devenir.
Comment puis-je m’affranchir des normes qui régulent l’ordre communautaire local ou global sans, à l’opposé, m’épuiser dans l’hyper-singularité, dans l’idiosyncrasie ? Cette question démesurée qui mine depuis toujours l’éthique moderne, et ses prolongements esthétiques, se trouve formulée dans nombres de productions plastiques contemporaines. Celles-ci tentent, et ce n'est pas nouveau, de s’affranchir de la sphère auto-légitimée et protégée de l’art pour rencontrer le réel, où ce qu’il en reste, au risque de s'y dissoudre.

Il s’agit souvent, pour certains opérateurs artistiques nomades, moins de coloniser de lointains lieux de production extra-artistiques (scientifiques, économiques, politiques...), en vue de se singulariser en retour de manière remarquable dans l’espace d’exposition traditionnel que d’expérimenter, d’hybrider de nouvelles formes de vie en mettant en œuvre des matériaux, des médias, des attitudes esthétiques dont la potentialité artistique reste à révéler.   Inscrite involontairement, par nécessité plus que par stratégie professionnelle, dans une filiation post-avantgardiste démesurément hétérogène, Christine Melchiors explore pas à pas les territoires de l’intimité. De soi à l’autre ou aux autres, sans repli sur soi égotiste ou narcissique, elle organise des configurations perceptuelles et affectives qui tracent les improbables et fluctuantes limites de l’intime. Il ne s’agit pas d’illustrer littéralement le concept ou la notion d’intimité mais d’en proposer proprement l’expérience : tisser une couverture de lit avec des lettres personnelles, qui lui ont été confiées, découpées en bandes, perturber le statut d’un espace public par la seule présence d’un paravent et d'armoires défonctionnalisée dans le hall d’un lieu de vie (Palais de la Femme) jusqu’aux propositions actuelles qui rapprochent singulièrement l’architecture, le verre et la cosmétologie.  

Ses derniers travaux montrent les multiples imbrications entre l’espace public (transparent) et l’espace privé (opaque). Par un déplacement de l’usage des cosmétiques qui n’est pas simplement métaphorique, certaines des parois/portes vitrées ou fenêtres qui ouvrent un bâtiment à "sensibiliser" (galerie, magasin, appartement privé, local professionnel) sont recouvertes d’un produit de maquillage "readymade" adapté au contexte. Le nom du produit, formule technique ou poétique au service d'une efficacité commerciale, préside, aussi, souvent à son choix : "Teint secret", fond de teint de chez Bourjois pour les vitrines "coté rue" d’une galerie ;"Aquarelle n°19" de chez "Make up for ever" pour le pavillon d’un jardin public ; "Nobara Cream Foundation 78 A" pour la facade-vitrine d'un magasin Shu Uemura. Ces produits sont délicatement étalés au doigt ou à l’éponge avec autant de soin que s’il s’agissait d’une peau. La surface architecturale est vraiment traitée comme s'il s'agissait d'une membrane entre intérieur et extérieur.  
Rappelant certaines utopies architecturales s’inspirant de modèles organiques, il s’agit ici de "sensibiliser" une architecture particulière, de la déminéraliser, mais aussi de confronter deux types de protection, l’une durable, l’autre éphémère. Les cosmétiques et le maquillage offrent une forme de protection, au plan dermatologique et au plan psycho-affectif. Eléments infra-minces traitant la surface de la peau, ils structurent un espace proxémique rayonnant autour de la personne pour la journée et en approfondissent l’apparence. L’architecture propose bien sûr d’autres types de protection du corps, mais elle partage néanmoins avec la cosmétologie des questions techniques et esthétiques identiques sur la lumière, la transparence, le rayonnement, etc…    

Si l’architecture, abstraite ou figurative, c’est l’humanisation de l’habiter, les cosmétiques, de même, mais a un degré moindre que le vestimentaire, participent pleinement à l’humanisation du corps. Il s'agit de faire de sa vie une oeuvre d'art afin d'échapper à la réification, à la pure reproduction de l’existence (ce que Leroi Gourhan détermine globalement selon les catégories de l’esthétique fonctionnelle, de l’esthétique physiologique et de l’esthétique figurative). D’ailleurs, cette humanisation singulière d’un lieu de vie, dont certaines surfaces sont enduites d’un produit de maquillage coûteux et inapproprié (dé-fonctionnalisé), n’est pas sans rappeler aussi la somptuosité du luxe, qualifiée par Bataille de dépense improductive, autre réaction humaine pour échapper à la simple perpétuation mécanique de l’existence. Si le bâtiment est alors élevé symboliquement au statut de corps organique, ce sera de manière éphémère, hors de toute visée animiste ou anthropomorphique (le corps humain est ici remarquablement absent). Les produits appliqués s'altèrent rapidement ; ils ont une durée d'exposition assez brève. De plus, chaque intervention fait l’objet d’une négociation à l’issue incertaine avec les usagers de l’espace investit, et avec de généreux sponsors de l'industrie cosmétique dont les produits, détournés de leur usage, ne sont pas nécessairement avantageusement médiatisés. Ces contraintes font à chaque fois partie intégrante de l'oeuvre. En fin d'opération, il ne reste plus que des traces photographiques ou vidéo et rien à fétichiser.  

Par son approche sensuelle et psychologique de l'architecture et son intéret pour la théâtralisation de la vie privée, Adolf Loos confirme, après qu'il ait été engagé, les intuitions et la pertinence de ce travail. Mais il serait totalement réducteur de référer ces propositions plastiques à diverses tentatives de dépassement de la peinture comme, par exemple, chez De stijl pour rattacher la peinture à l’architecture (utilisation de la couleur comme matériau de construction), ou de le limiter à un travail formel, abstrait, post-conceptuel, déconstructiviste, sémio-urbanistique... sur la touche, le support, la lumière, la matière...
Vision du monde passée, à l'évidence, par le filtre d'une sensibilité féminine, ces propositions fragilisent, "travestissent", féminisent subtilement la loudeur, la masse imposante et autoritaire des espaces à vivre tels qu'ils sont encore produits actuellement. Elles repoussent aussi, à leur manière, modestement, l'art aux confins.  
Bruno Guiganti, Paris 2000.